Par conséquent, les sciences ne peuvent pas seulement s’appuyer sur des démonstrations, car leurs résultats seraient certes valides au point de vue logique mais pas forcément vrais. Ce ne serait que des hypothèses. Voilà pourquoi, il faut faire appel à l’expérience pour confirmer ou infirmer ces hypothèses théoriques. Il faut donc mettre en place un dialogue permanent entre théorie et expérience pour arriver à la vérité et c’est ce que l’on appelle la démarche expérimentale.  

 

 

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a) Le lapin de Claude Bernard

 

Claude Bernard est un médecin qui va réfléchir sur la démarche scientifique et il va se rendre compte qu’il est absurde d’opposer théorie et expérience. Le point de départ de la science n’est ni une théorie, ni une expérience mais c’est un problème. Qu’est-ce qu’un problème ? Un problème c’est l’opposition entre une théorie scientifique considérée comme vraie et une observation qui semble la contredire.

Claude Bernard prend un exemple concret : un jour qu’il était dans son laboratoire, il a observé que l’urine des lapins attaquait le béton des tables de laboratoire. En quoi est-ce un problème et non pas d’une simple observation?  Parce qu’une telle observation ne prend sens que pour une personne qui dispose déjà de connaissances et qui sait en l’occurrence que, les lapins étant herbivores, leur urine est soit pH neutre soit basique mais, en aucun cas, elle ne devrait être acide. Donc la théorie est ce qui éclaire les observations et donc sans connaissance, on ne fait que voir les choses, on ne peut pas les observer.

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 Or, si l’urine attaque le béton, c’est qu’elle est acide. L’observation contredit donc la théorie. Il y a là un vrai problème. Claude Bernard va alors émettre des hypothèses, parmi lesquelles celle qu’on a peut-être oublié de leur donner à manger et que, ce faisant, les lapins ont commencé à digérer leurs propres organes. Claude Bernard va inventer des expérimentations pour tester et vérifier ses hypothèses et il réalise que sa dernière hypothèse était la bonne.

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Modèle inductiviste :

1-expérience

2-généralisation

3-théorie

4-prédiction

Démarche expérimentale :

1- rencontre d’un problème

2- formulation d’hypothèses / théories

3- recours à l’expérience (test de l’hypothèse)

4- réfutation ou vérification de l’hypothèse

 

Contrairement au modèle inductiviste, dans la démarche expérimentale, c’est la théorie qui précède l’expérience. Les hypothèses et théories scientifiques ne sont nullement dérivées des faits observés, mais inventées pour les expliquer.

Mais, à la différence du modèle déductiviste, qui pensait qu'on pouvait démontrer les hypothèses scientifiques par des seuls raisonnements logiques ou mathématiques, la démarche expérimentale insiste sur le fait qu'une théorie scientifique n'est pas une abstraction mathématique mais qu'elle a besoin pour être validée de recourir à l'expérience. 

Ainsi, l’expérience sert de procédé de validation de la théorie. Si on a un contre-exemple, alors, l'hypothèse est réfutée.

 

b)  Popper et le falsificationnisme (l’expérience peut permettre à réfuter une hypothèse, mais pas à la vérifier)

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Mais les expériences peuvent-elles vraiment nous dire si notre théorie est vraie (la " prouver ")?

Par exemple, supposons qu'après avoir fait mon thème astral, un astrologue prédise que j'aurai mon bac. Le fait d'avoir effectivement mon bac ne suffira pas à confirmer la vérité des hypothèses de l'astrologue et à faire de l'astrologie une science.

Autrement dit, ce n'est pas parce qu'il se produit un phénomène qu'une hypothèse avait prédit que cette hypothèse est nécessairement vraie. Dès lors, il est impossible de vérifier des hypothèses par des observations. En effet, «un résultat conforme à une prévision n'est pas une preuve de la validité de l'hypothèse » (Popper,  misère de l'historicisme). Dès lors, comment distinguer les théories scientifiques d'autres types de théories ( voyance- chiromancie- astrologie, etc.), s'il ne suffit pas que les hypothèses soient vérifiées par des prédictions pour être vraies ?

En fait, ce qui va servir de critère pour distinguer les sciences exactes des fausses sciences, ce n'est pas la vérifiabilité des hypothèses mais au contraire leur falsifiabilité ( = réfutabilité).

« J'admettrai certainement qu'un système n'est scientifique que s'il est sus­ceptible d'être soumis à des tests expérimentaux. Ces considérations suggèrent que c'est la falsifiabilité [= réfutabilité] et non la vérifiabilité d'un système, qu'il faut prendre comme critère de démarcation  [pour distinguer les vraies sciences des pseudo sciences].

En d'autres termes, un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l'expérience. »

Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique

 

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Les expériences apparaissent comme des "mises en examen" d'hypothèses et non plus de simples observations. Cela signifie que des faits expérimentaux peuvent réfuter une théorie, mais non, à proprement parler, la vérifier. On appellera (provisoirement) vraie une théorie qui a résisté aux tests chargés de la réfuter. Ce critère de réfutabilité (= falsifiabilité) ne permet pas seulement d'expliquer la démarche scientifique, il permet également, aux yeux de Popper, de tracer une ligne de démarcation entre les « vraies» sciences, qui se prêtent aux tests de réfutation, et les «fausses» sciences qui ne sont pas réfutables: l'astrologue trouvera toujours une explication pour montrer pourquoi ces prédictions n'étaient pas exactement conformes à la réalité. Avoir toujours raison est pour Popper le propre d'une théorie non scientifique.

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  • La science n'est pas vraie mais au mieux vraie provisoirement.

Donc, dans la démarche scientifique, on ne " prouve " pas les théories. Dans le meilleur des cas, on les réfute. Ainsi, le progrès scientifique consiste à s’apercevoir des erreurs et non à accumuler des certitudes. Une théorie non falsifiée n’est pas " vraie ", ou, si elle est vraie, elle ne l’est que provisoirement. Une théorie qui passe victorieusement les tests expérimentaux est dite confirmée ou bien corroborée. Les théories scientifiques sont des hypothèses, ie, des essais ou tentatives d'explication du monde.

Expérience des fentes de Young

Dès lors, on peut se demander à quel réel a affaire la science. Peut-on jamais avoir affaire au réel tel qu’il est ? Pouvons-nous jamais connaître le monde en soi, si même la science, supposée être la connaissance la plus objective et la mieux fondée, ne le peut pas ? La science et ses théories ne seraient-elles pas alors seulement des conventions qui nous permettent de parler commodément du monde ?

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c) L'instrumentalisme: vérité et commodité

Pour Poincaré, dans La science et l’hypothèse, ce qui importe, ce n’est pas la vérité des théories, mais la cohérence de leur interprétation et la réussite des prédictions qu’elles permettent. Une loi ou une théorie scientifique n’est qu’un langage commode pour rendre compte de l’expérience. C’est un instrument utile, en tant qu’il permet des explications et des prédictions, mais on ne se prononce pas sur la réalité des choses en elles-mêmes. On appelle cette position philosophique le conventionnalisme ou encore l'instrumentalisme.

Exemple :

(1) le géocentrisme soutient que le soleil tourne autour de la terre, que la terre ne se meut pas

(2) L’héliocentrisme soutient que la terre se meut, et tourne autour du soleil

(1) n’est pas " faux " ; c’est une interprétation du mouvement apparent (observable) des planètes. Elle est tout à fait cohérente, car elle est en accord avec les données observables, et elle permet des prédictions concernant la trajectoire des planètes, les éclipses, etc.

(2) est une autre interprétation cohérente des mêmes données, qui permet également des prédictions.

Si on préfère (2) à (1), c’est parce que (2) permet de faire plus de prédictions : elle est plus efficace que (1), mais pas plus " vraie ", car cela voudrait dire qu’elle décrit comment est le monde. On rejoint ici Quine, pour qui le critère de choix des théories est un critère, non pas de vérité objective, mais de commodité.

La science ne serait dès lors pas une reproduction fidèle de la réalité, mais une interprétation de la réalité.

 

  • Conclusion

La science n’est pas " vraie " au sens où elle serait une copie fidèle de la réalité (vérité-adéquation). Elle est tout autant " subjective " que l’histoire, si par subjectif on entend une reconstruction par l’homme de ce qui est décrit. La science est une construction théorique, ce qui veut dire que l’esprit de l’homme est lui-même présent dans les théories " scientifiques ": l’homme ne peut jamais connaître qu’un réel informé par sa propre pensée, son langage, sa vision du monde. Le réel en soi reste donc inaccessible.

Une+vérité+ne+peut+être+tenue+pour+objective+qu’en+fonction+de+l’adéquation+entre+le+réel+et+le+jugement+ou+la+représentation+que+l’on+se+fait+de+lui

Ce problème de la vérité scientifique est bien mis en valeur par le texte suivant d'Einstein : c'est qu'il nous est impossible de confronter directement les théories que nous bâtissons avec la réalité elle-même.

 

« Les concepts physiques sont des créations libres de l'esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l'ef­fort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boî­tier. S'il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra res­ponsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu'à mesure que ses connaissances s'accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l'existence d'une limite idéale de la connaissance que l'esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. »

Albert Einstein, Léopold Infeld, L'Évolution des idées en physique, Petite bibliothèque Payot, 1963, p. 34-35.

 A partir de ces analyses, on peut donc dire que la vérité n’est pas le point de départ de la science mais c’est l’idéal qu'elle vise, son horizon régulateur, ce vers quoi elle tend sans jamais être certaine de pouvoir y arriver. La science ne progresse donc pas en accumulant des connaissances mais elle progresse en corrigeant ses erreurs, en dépassant ses préjugés.